SOCIALISME - Socialisme et idéologie

SOCIALISME - Socialisme et idéologie
SOCIALISME - Socialisme et idéologie

Les différentes définitions de l’idéologie peuvent se ramener à deux «concepts» fondamentaux [cf. IDÉOLOGIE]: le concept neutre (l’idéologie est l’ensemble des théories d’un mouvement politique) et le concept critique (l’idéologie est la cristallisation d’une vision faussée , un Depravat , pour employer l’expression, à la fois intraduisible et facile à comprendre, du sociologue allemand Gottfried Salomon).

Il semble que cette typologie bipartite gagnerait à être élargie. La définition que Louis Althusser donne de l’idéologie n’est en effet ni neutre ni véritablement critique: elle légitime l’idéologie comme instrument d’un combat dont la recherche de la vérité n’est pas nécessairement le but suprême. Voici cette définition, importante en raison de l’influence qu’exerce son auteur sur les jeunes générations marxistes: «Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons que l’idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance)» (Pour Marx ).

On en arrive donc à distinguer trois définitions fondamentales: le concept neutre (Aron), le concept critique (Engels) et le concept instrumental (Althusser). Ce dernier comporte une discrète réhabilitation de l’idéologie. Le terme «idéologie prolétarienne» serait un contresens sous la plume d’Engels; il ne l’est plus tout à fait sous celle d’Althusser.

Louis Althusser et l’historicisme de Marx

La question de l’idéologie se rattache à celle de l’historicisme et, par l’intermédiaire de ce dernier, à la dialectique. Certains textes marxiens, en particulier L’ Idéologie allemande , posent en effet le problème de l’idéologie dans des termes essentiellement historicistes. «L’histoire de la nature, ce qu’on appelle les sciences naturelles, ne nous intéresse pas ici; mais nous devrons nous occuper de l’histoire des hommes, puisque l’idéologie presque entière se réduit soit à une conception erronée de cette histoire, soit à une abstraction complète de cette histoire.» On connaît la violente réaction d’Althusser et de son école contre ce qu’il n’hésite pas à qualifier de bévue : le marxisme ne serait ni un historicisme ni un humanisme. Il ne saurait être question de procéder ici à une analyse critique de ce texte polémique bien connu («Le marxisme n’est pas un historicisme», in L. Althusser et É. Balibar, Lire le Capital ). On se bornera à deux remarques.

Althusser constate que, «si le marxisme est un historicisme absolu, c’est qu’il historicise cela même qui, dans l’historicisme hégélien, est proprement négation théorique et pratique de l’histoire: sa fin, le présent indépassable du Savoir absolu. Dans l’historicisme absolu, il n’est plus de Savoir absolu, donc de fin de l’histoire» (Lire le Capital ). Cela sonne comme un argument sans appel, une sorte de réduction ad absurdum de la thèse historiciste. Il n’est pas certain que ce sentiment soit partagé par tout lecteur, même assorti de la menace qu’à défaut d’un «présent privilégié» tous les présents puissent le devenir au même titre (ibid. ). La «fin de l’Histoire» est une théorie . On n’a pas le droit de l’utiliser comme un axiome .

Il est d’autre part troublant de constater que ce texte ne contient aucune véritable définition du courant d’idées que l’auteur prétend combattre. Toute son argumentation tourne autour de la définition de Gramsci qui entend par «historicisme absolu» une «détermination essentielle de la théorie marxiste: son rôle pratique dans l’histoire réelle» (ibid. ) Althusser ajoute: «Ce que recouvre le concept d’«historicisme», pris en ce sens, porte un nom précis dans le marxisme: c’est le problème de l’union de la théorie et de la pratique, plus particulièrement le problème de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier.» On commence alors à entrevoir la source du malentendu. En vertu de cette définition, n’importe quelle doctrine ayant eu un impact historique peut de plein droit se réclamer de l’historicisme. Le nazisme serait un historicisme (et aussi sans doute un humanisme!) ayant indiscutablement joué un «rôle pratique dans l’histoire réelle». Or Lukács a montré de façon lumineuse dans sa Destruction de la raison qu’il se situe aux antipodes de l’historicisme puisqu’il voit l’histoire comme un épiphénomène de la biologie.

Utopie et historicité

Marx se croyait, de bonne foi sans doute, historiciste et humaniste. La construction d’un marxisme antihistoriciste et antihumaniste (un «marxisme imaginaire», selon la forte expression de Raymond Aron) est une entreprise singulièrement risquée dont on ne peut envisager ici que quelques-unes des difficultés. Même pour un marxiste peu porté à l’orthodoxie et au «culte de la personnalité», la «lecture symptomale» apparaît comme une technique par trop irrévérencieuse: Althusser lit les écrits de Marx un peu comme Freud lisait naguère ceux du président Schreber. À la limite, ces écrits deviennent une immense «tache de Rorschach» que l’on interprète projectivement: le marxisme supposé «vrai» est relégué au niveau de l’inconscient de l’auteur du Capital . Vivant dans un État althussérien, le Marx historique, et «historiciste», se verrait sans doute obligé de se soumettre à une cure de psychanalyse politique. On signalera en passant l’existence de convergences entre la structure de l’univers althussérien et celle de l’univers de George Orwell (1984 ): primauté du présent, fin de l’histoire, antihumanisme. Mais l’utopie d’Orwell est une utopie négative, autrement dit une mise en garde. Les conceptions d’Althusser apparaissent dès lors comme la théorisation de la composante utopique-adialectique de la doctrine marxiste.

Historicisme prospectif et historicisme rétrospectif

Il importe donc de revenir aux définitions classiques: elles nous aideront à retrouver un Marx antérieur à la «lecture symptomale». Selon André Lalande, l’historisme serait «un point de vue qui consiste à considérer un objet de connaissance en tant que résultat actuel d’un développement qu’on peut suivre dans l’histoire», et il précise: «il ne faut pas proscrire le terme historisme, mais il faut le réserver uniquement à qualifier l’étude génétique du concret». Il a d’ailleurs raison de mettre en garde le lecteur contre la dangereuse polyvalence de ce concept. Sans entrer dans les détails de ce problème marginal, il serait peut-être opportun de distinguer l’historicisme prospectif (ou «prophétique», cf. K. R. Popper), qui postule que l’histoire a un sens, de l’historicisme rétrospectif, qui se borne à affirmer que les faits sociaux existent «historiquement» et que leur historicité fournit souvent une réponse à la question visant leur «essence». C’est exclusivement dans ce sens que Dilthey peut réclamer pour l’historicisme l’héritage de la métaphysique.

Ainsi, le fait de traiter historiquement le phénomène sioniste peut signifier deux choses parfaitement différentes. Il peut signifier que les persécutions subies, récentes et anciennes, constituent l’une des racines historiques de ce phénomène et continuent à déterminer son «essence»; dans cet ordre d’idées, toute «identification» dans le genre sionisme = colonialisme relève d’une conceptualisation anhistorique et partant idéologique. Mais il peut également se référer à un «sens de l’histoire» corollaire de promesse divine. Les deux formes d’«historicisme» coexistent sans solidarité intime dans la doctrine sioniste: il est possible d’assumer la première tout en récusant la seconde. Ce n’est pas non plus la même chose de constater que le capitalisme existe historiquement et de postuler que sa disparition ouvrirait l’ère du bonheur universel. Deux formes d’«historicisme» coexistent donc aussi dans le marxisme, sans être identiques: la première traduit sa dimension dialectique et la seconde sa dimension utopique . La dualité de la terminologie française: «historisme» et «historicisme», pourrait être éventuellement utilisée pour doter d’une expression terminologique ce travail nécessaire de décantation conceptuelle. On aurait enfin intérêt à mettre tout à fait à part le relativisme culturel dans le style d’Oswald Spengler, et il est significatif que Karl Mannheim, historiciste conséquent s’il en fut, récuse toute affinité avec ce relativisme et opte pour un «relationnisme» d’inspiration philosophique nettement différente. Ce travail de différenciation conceptuelle peut apparaître comme une subtilité inutile. Pour le justifier, il suffit de citer l’exemple du stalinisme, type même de l’historicisme prospectif, mais dont la vision du passé, obnubilée par l’obsession de la répétition et du complot extra-historique («conception policière de l’histoire» selon l’expression de M. Sperber), se trouve aux antipodes de l’historicisme rétrospectif dans le sens de Dilthey ou de Mannheim.

C’est à cette dernière acception que nous suggérons de réserver le concept d’historicisme. Cela peut paraître arbitraire, mais l’arbitraire est moins dangereux ici que la confusion. Ainsi défini, l’historicisme postule que le processus historique, processus autonome irréversible et nullement «épiphénomène», ne connaît ni la répétition ni de «moments historiques privilégiés». Cette forme d’historicisme constitue aussi une réaction contre la réification, et ce n’est aucunement un hasard si l’ouvrage classique de l’historicisme marxiste est celui même où l’on trouve la critique marxiste la plus conséquente de la réification: Histoire et conscience de classe de Lukács (cf. aussi Popper, Misère de l’historicisme , qui souligne l’opposition historiciste aux «thèses conservatrices apologétiques, voire fatalistes, qui sont les corollaires nécessaires du naturalisme méthodologique en sociologie»). Il n’a enfin, nous dit Mannheim, «rien de commun avec une somme mécanique de résultats isolés concernant la science historique [...] Il ambitionne le rang d’une véritable philosophie, capable d’aller au-delà des débuts de l’épistémologie pour servir de fondement à cette dernière. Sa place est sensiblement la même que celle de la métaphysique d’autrefois [...] Sa démarche fondamentale consiste à transcender les faits historiques isolés et à chercher l’unité profonde du devenir historique en faisant appel à la catégorie de la totalité» (Mannheim, «Historismus»). Dès lors, l’historicisme apparaît comme une dimension de la dialectique, définie comme «structuralisme génétique» par Lucien Goldmann.

Dialectique du devenir et dialectique de la totalité

A-t-on le droit d’isoler une dialectique du devenir (Werdensbetrachtun ) d’une dialectique de la totalité (Ganzheitsbetrachtung )? Du point de vue ontologique, cette démarche est sujette à caution, comme cela ressort entre autres du texte de Mannheim qui vient d’être cité. Du point de vue méthodologique, elle peut se révéler utile précisément lorsqu’on aborde le problème d’une critique dialectique des idéologies.

En effet, l’utilisation du concept critique de l’idéologie, autrement dit la critique idéologique, a besoin d’un critère; il est illusoire de prétendre critiquer la «fausse» conscience des autres, lorsqu’on ne sait rien dire sur les critères de la «vraie». Si l’on a opté en faveur du critère historiciste et dialectique qui voit dans le processus d’idéologisation essentiellement un processus de dédialectisation, c’est un peu faute de mieux. Le critère d’adéquation et d’inadéquation préconisé par Goldmann suppose en effet l’existence d’une instance extérieure, autrement dit d’un contexte autoritaire. Il risque donc de conduire la critique idéologique vers une impasse.

Or le mécanisme sociologique de la dédialectisation n’est pas le même lorsqu’il s’agit de la dialectique du devenir et lorsqu’il s’agit de la dialectique de la totalité. Pour la première, on dispose d’un texte classique: dans sa postface à la deuxième édition allemande du Capital , Marx souligne que «sous son aspect rationnel [la dialectique] est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception primitive des choses elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire; parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire». Max Scheler a donné à cette idée une forme lapidaire: les classes supérieures penchent vers les considérations sur l’«être» (Seinsbetrachtung ), les classes inférieures vers des considérations sur le «devenir» (Werdensbetrachtung ). La classe ouvrière serait seule en mesure de penser historiquement, car seules les classes condamnées par l’histoire éprouvent le besoin de condamner l’histoire . Le prolétariat aurait donc (c’est Marx qui parle) une vocation particulière pour la saisie historiciste (Werdensbetrachtung ).

Pour ce qui concerne la dialectique de la totalité, la situation est différente. L’égocentrisme collectif, comme d’ailleurs, sans doute, l’égocentrisme individuel, dissocie les totalités en vertu d’un mécanisme dont le stalinisme a fourni à l’époque le modèle spontané (une «coupe d’essence» diraient les althussériens). Voici l’essentiel de ce mécanisme (pour plus de détails, cf. IDÉOLOGIE): perception manichéenne de la réalité politico-historique, hypothèse de l’«ennemi unique» (J.-M. Domenach), fausse identification antidialectique des différents éléments de l’outgroup (trotskisme = nazisme) et finalement dissociation des totalités. On ne saurait en effet «identifier» le nazisme au trotskisme qu’en isolant artificiellement un élément privilégié qui est leur opposition «commune» au complexe «parti-Staline-U.R.S.S.». Cette «mentalité» appartient désormais au passé, moins en raison du processus de libéralisation qui a eu lieu depuis 1953 derrière le rideau de fer que par suite de la «décentration logique» due à l’apparition sur la scène historique d’un deuxième grand centre d’édification socialiste. Ses enseignements n’en demeurent pas moins valables. Ils montrent que le refus de la dialectique (escape from dialectics , pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre d’Erich Fromm) n’est pas l’apanage exclusif des classes «condamnées par l’histoire» comme le postule un marxisme primaire. Il peut être le lot de toute pensée politique puissamment engagée, sans en excepter la pensée prolétarienne. La possibilité d’explication du stalinisme, «idéologie» indiscutablement prolétarienne quant à son substrat social et cependant de structure profondément antidialectique, est à ce prix.

Il apparaît donc que la critique idéologique ne saurait se passer du critère dialectique et que, d’autre part, il est difficile d’éliminer la composante historiciste du marxisme sans «évacuer la dialectique», selon l’expression d’Henri Lefebvre. La coïncidence chez les althussériens d’un antihistoricisme intransigeant et du retour à un concept précritique («instrumental») de l’idéologie n’est donc nullement un fait contingent.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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